L'écran, l'œil et la main

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Date: 
Vendredi, 25 Avril, 2014

Un débat de nature téléologique occupe les penseurs de l’écran depuis l’apparition dans leur champ d’étude d’un nouvel environnement  technologique, la réalité virtuelle (VR). Il s’agit de déterminer si l’interface que constitue l’écran va résister ou non au déploiement croissant des dispositifs VR.

Pour les tenants de la disparition de l’écran (Morse, Grau, etc.), la VR instaure un degré d’immersion tel que l’observateur/spectateur, une fois ‘entré’ dans l’image, fait abstraction de l’écran qui, dans le même mouvement, disparaît. Ces derniers diagnostiquent l’inévitable dissolution de l’écran et insistent en creux sur sa matérialité ; l’écran ne pourra pas résister à la dématérialisation opérée par la réalité virtuelle. Pour les autres (Manovich, Silverman, etc.), au contraire, ceci ne tuera pas cela. Eux n’envisagent pas l’écran comme matérialité, mais comme un mécanisme fondamental de projection sensorielle : la vision, par sa nature même, est soumise à la médiation d’un écran, que ce soit le langage, ou encore “les images propres à une culture” (Ross). Dans la mesure où, évoluant dans une réalité virtuelle, nous continuons de poser nos yeux sur ce qui nous entoure, l’écran se maintient, soutenant notre regard.

Pierre Lévy donne un cadrage original à cette seconde position lorsqu’il affirme que la virtualisation « n'est en aucun cas une disparition dans l'illusoire, ni une dématérialisation » et qu’il « faut plutôt l'assimiler à une “désubstantiation” ». La virtualisation, fait-il encore valoir, n’opère par une « déréalisation […] mais une mutation d’identité [1] ». La réalité virtuelle n’est pas à ses yeux une réalité sans matière, mais une réalité sans substance. On pourrait affirmer pour prolonger sa réflexion que la réalité virtuelle n’est donc pas un oxymore. En effet, la virtualité ne s’oppose pas au réel ; au contraire, elle crée une nouvelle strate de réalité “désubstantiée” au sein de la réalité physique. Voilà donc comment survit l’écran : sous la forme d’une matière virtuelle, c’est-à-dire une matière réelle et sans substance. En d’autres termes, dans la réalité virtuelle, l’écran devient lui-même réalité virtuelle, par un effet de mise en abime.

D’un côté, donc, l’écran en tant que surface de projection matérielle est en voie de disparition ; de l’autre, l’écran subsiste comme surface de projection ontologique. Pour ma présentation, j’aimerais déplacer ce débat de l’œil à la main. Je prendrai pour point de départ non plus la vision, mais la manipulation, afin de penser la (non-)disparition de l’écran du point de vue du toucher, du tactile, du palpable, du tangible. Si la vision se modifie dans les dispositifs VR récents, il en est de même pour la manipulation. La main peut agir sur les objets VR, les déplacer, les agrandir, les faire apparaître et disparaître ; pourtant, elle ne les touche pas. En d’autres termes, accompagnant la disparition matérielle de l’écran, nous assistons à l’éclosion de quelque chose de l’ordre d’un toucher virtuel, d’un toucher sans contact. Si nous admettons que l’écran, dans la VR, se maintient comme virtualité, quelle tactilité, quel concept du toucher se crée alors ? Quel imaginaire de la main dessine « l’écran en voie de disparition » (Ross) ? Ne vivons-nous pas l’avènement d’un sixième sens, le haptique, que Deleuze définissait comme un toucher propre à l’œil, à mi-chemin entre l’optique et le tactile ? « On parlera d’haptique […] quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction du toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique. […] Et sans doute, cette fonction haptique peut avoir sa plénitude directement et d’un coup, sous des formes antiques dont nous avons perdu le secret » notait-il dans son Francis Bacon, Logique de la sensation. Se peut-il que la plus moderne de nos technologies retisse discrètement les liens défaits de l’œil et de la main ?